Les trottinettes électriques en libre-service, ça suffit ?
- Création : vendredi 12 juillet 2019 16:05
- Écrit par Benjamin RAPP
11, c’est le nombre de marques concurrentes qui déployaient simultanément, au printemps 2019, leurs trottinettes électriques en libre services («free floating») en France.
De juin 2018 au printemps 2019, les trottinettes de Lime, Bird, Bolt, Wind, Tier, Flash, Hive, Voi, Dott, Jump et UFO (dans l’ordre d’apparition s’il vous plaît) ont littéralement envahi nos rues et nos trottoirs. Elles ont bouleversé nos habitudes de déplacement et réinterrogé notre partage de l’espace public. On estime qu’à la fin de l’année 2019, il y aura plus de 40 000 trottinettes en libre-service à Paris. Elles seraient actuellement 20 000 à circuler librement.
Le nombre de trottinettes accessibles n’a d’égal que leur succès. Selon une étude menée par la National Association of City Transportation Officials (NACTO) en 2018, le nombre de trajets à vélo ou trottinette en libre-service aurait plus que doublé de 2017 à 2018 pour atteindre 84 millions de voyages en 2018 aux Etats-Unis. Plus de la moitié de ces trajets ont été effectués en trottinettes électriques alors qu’elles n’étaient pas encore présentes sur le marché en 2017.
Leur succès est facilement compréhensible. Elles permettent de gagner du temps et de l’autonomie lors des déplacements. Ludiques, elles ne nécessitent quasiment pas d’apprentissage. Contrairement au vélo, les trottinettes se caractérisent par une absence d’activités physiques ou une activité physique limitée. Pour autant, l’arrivée de ces nouvelles micro-mobilités individuelles électriques posent plusieurs questions.
D’une part, les trottinettes semblent être un mode de locomotion « genré ». Une enquête quantitative de la société de conseil 6T[1], effectuée en avril 2019 auprès de plus de 4 300 « trottinettistes » à Paris, Lyon et Marseille, montrent que les utilisateurs sont à 66 % des hommes. A titre de comparaison, les cyclistes sont à 60% des hommes. D’autre part, les usagers sont légèrement plus aisés que la moyenne locale et on trouve parmi eux une forte proportion de cadres (53%). Pour cause, les trajets sont facturés en moyenne 3,85 € -soit deux fois le prix d’un ticket de métro parisien- pour un trajet qui dure en moyenne 19 minutes. A quoi s’ajoute la précarité dans laquelle travaille les « rechargeurs » de batteries : les juicers.
Par ailleurs, les trottinettes posent des questions environnementales. Les start-ups mettent souvent en avant le fait que la trottinette permet de vider la ville de ses voitures. Pour autant, l’étude 6T montre que seuls 7% des usagers en louent une tous les jours, et un tiers une fois par semaine. 39% des déplacements ont lieu le week-end. Plus grave, à la question comment auriez-vous effectué ces trajets en absence des trottinettes ? 47% des interrogés répondent « à pied », 29% en transport en commun, 9% à vélo contre seulement 8% en taxi ou en voiture avec ou sans chauffeur. En prenant en compte les montagnes de déchets que ces nouvelles mobilités engendrent déjà et le flou qui règne autour de la pollution générée par les batteries, on se demande si cette nouvelle mobilité est réellement durable.
Montagne de vélo en libre-service à Wuhan en Chine (image VCG via Getty)
Enfin, les trottinettes remettent en cause la « marchabilité » de la ville. En l’absence de régulation, les trottinettes sont éparpillées dans l’espace public, le plus souvent sur le trottoir. Les utilisateurs roulant sur le trottoir posent même des questions de sécurité routières. Ces nouveaux modes de déplacement encore inconnus impliquent des réflexes nouveaux pour les utilisateurs et les autres usagers. En cela, ils perturbent les habitudes de déplacement des « anciens » modes de transport.
Quelles solutions pour les municipalités ?
Le projet de Loi d’Orientation des Mobilités entend réglementer leur pratique. Les premiers décrets d’application devraient être publié en septembre 2019. En attendant, les municipalités sont livrées à elle-même. Selon Jean-Baptiste Gernet, proche collaborateur du maire de Strasbourg, « Les villes sont doublement désemparées, car ce sont des engins qui n’ont pas de statut réglementaire, mais aussi parce que les collectivités n’ont pas beaucoup de moyens de limiter l’arrivée d’opérateurs privés sur leur territoire ».
Contrairement à Paris, Strasbourg a su rester prudente en autorisant d’abord le développement de trottinettes non électrifiés en libre-service dans des bornes puis en imposant une redevance d’occupation de l’espace public pour les opérateurs de trottinettes électriques et les vélos en free-floating. Le chef-lieu du Bas-Rhin facturera 7 euros par an et par trottinette et 20 euros par an pour les vélos pour le déploiement des services de free-floating.
A Paris où les opérateurs privés ont pris de cours la municipalité, la situation évolue également. La mairie a tenu une conférence de presse, début juin, pour annoncer plusieurs mesures visant la réglementation des usages.
La ville de Paris devrait lancer un appel d’offres dans les prochains mois pour réduire le nombre de sociétés autorisées à exploiter ces trottinettes. Elle souhaite limiter le nombre de trottinettes à 12 000 ou 15 000 réparties entre 2 ou 3 opérateurs.
Le préfet de police et la maire comptent prendre un arrêté commun afin d’obliger les utilisateurs à utiliser les places de stationnements des voitures sur voirie. Une amende de 35 euros sera prévue. Les trottinettes en cause pourraient être envoyées en fourrière. Cela a déjà été le cas d’une centaine d’entre elles. Les opérateurs devront également garer leurs engins à des endroits spécifiques, qui ne gênent pas les piétons. D’ici fin 2019, environ 2 500 places devraient être disponibles.
La municipalité compte également demander une réduction de la vitesse des engins, qui passeraient de 25 km/h à 20 km/h, et de les brider à 8 km/h en zone piétonne.
La Mairie de Paris a aussi fait valider par les élus la création d’une taxe. Les entreprises devront bientôt acquitter 50 à 60 euros par trottinette placée en libre-service, au titre de leur stationnement sur le domaine public
Enfin, l’usage des trottinettes électriques seront interdits dans les parcs et jardins, avec l’application d’un prochain arrêté municipal.
Pour autant, faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ?
Pas nécessairement. Ces nouvelles mobilités apportent un renouveau dans la façon d’envisager les déplacements urbains. Générant moins de nuisances que la voiture individuelle, elles offrent de nombreuses possibilités de multimodalité et d’intermodalité.
Alors que les mairies entendent limiter leur nombre, le principal frein à l’usage demeure, pour 59% des usagers le manque de disponibilité, selon l’étude 6T. De même, 63% des usagers restreindraient leur utilisation s’ils étaient tenus de stationner sur des emplacements dédiés.
Quand 42% des utilisateurs sont déjà des touristes ou visiteurs, les mesures proposées par les mairies viennent marginaliser encore plus l’usage de la trottinette. En les réduisant à l’état de jouet, les mairies brident les services qu’elles pourraient offrir. Au lieu de les inclure dans un projet plus large de développement des mobilités douces, les municipalités les écartent des possibilités.
Avec une conduite plus proche du sol, les trottinettes sont fortement dépendantes des revêtements et de la qualité des sols. La marie de Pairs compte investir 63 millions d'euros dans des aménagements cyclables qui ne seront peut-être pas adaptés aux trottinettes.
Ainsi, il ne faut pas rejeter en masse cette innovation mais la voir comme une opportunité de repenser de façon globale notre mobilité. Pour permettre son développement, il est nécessaire de l’encadrer. 57% des usagers évoquent le prix élevé et 51% le sentiment d’insécurité en roulant comme freins à leur développement. Des infrastructures et un encadrement des tarifs pourraient déjà donner une autre dimension aux trottinettes dans les villes.
Une situation qui réinterroge l’action publique
L’exemple des trottinettes électriques en libre-service interroge sur les interactions entre initiative privée et action publique.
Concept développé dans les années 1970, la notion de New Public Management (nouvelle gestion publique) décrit l’importance du secteur privé dans la gestion publique et notamment dans l’aménagement et le développement urbain. Cette nouvelle gestion publique est liée au développement des inquiétudes vis-à-vis des coupes budgétaires publiques et de l’inefficacité de la bureaucratie (manque d’innovation, impression de lenteur...). Elle se base également sur la croyance selon laquelle les acteurs privés sont mieux équipés pour livrer des projets réussis. Ainsi, les entreprises privées viendraient compléter ou seraient même en compétition avec les services publiques.
Charles Lindblom a également dépeint la passivité des municipalités à travers la notion d’« incrementalism ». Selon le professeur de sciences politiques, la grande inertie de l’action publique contraint les politiques publiques à faire évoluer le statu quo lentement/pas-à-pas. Par conséquent ils ne peuvent pas (ou mal) traiter les innovations de rupture.
Ces deux notions nous renseignent sur le manque de proactivité de certaines collectivités vis-à-vis de l’innovation, notamment dans le secteur de la mobilité. Cela nous interroge aussi sur la capacité des pouvoirs publics à tirer le meilleur de l’innovation privé.
Les incitatives du gouvernement sur l’innovation dans la mobilité à l’instar des Assises Nationales de la mobilité ou de l’appel à projets French Mobility permettront-elles de mieux appréhender ces questions à l’avenir ? Le sujet mérite d’être suivi.
[1] 6t-bureau de recherche, (2019), Usages et usagers des trottinettes électriques en free-floating en France, 158 p.